« Les urbanistes sont inaudibles »

pierre_merlin.JPGPierre Merlin, ingénieur géographe, expert-démographe, statisticien et actuaire. Il a fondé et présidé l’Institut français d’urbanisme et a été président de l’Université de Paris VIII («Vincennes à Saint-Denis»). Il est aujourd’hui professeur émérite à l’Université de Paris I («Panthéon-Sorbonne»). Auteur de plus de 60 livres et 560 publications sur l’urbanisme, les transports, ou l’aménagement du territoire, son thème de prédilection est l’analyse de l’espace, les villes nouvelles, l’aménagement du territoire, la planification des transports urbains, et de la protection de l’environnement.

Le rapport du Conseil d’analyse stratégique vient de préconiser la création en France de péages urbains, qu’en pensez-vous ?

C’est une piste à explorer. Je m’étonne d’ailleurs qu’on ait mis en place depuis longtemps des péages sur les liaisons inter-villes, les autoroutes, là où la gêne pour la collectivité est moins grande que sur les voies urbaines. où il aurait dû être adopté en priorité. Je suis depuis longtemps partisan du péage urbain, mais encore faut-il savoir sous quelle forme et faut-il qu’il concerne tout le monde. C’est là que commencent les difficultés.

Par exemple, le péage de Londres enregistre des résultats non négligeables, mais il constitue un privilège supplémentaire pour les personnes qui se situent à l’intérieur du périmètre, car ils n’ont pas à payer de péage, et au contraire une charge supplémentaire pour les habitants à l’extérieur de Londres.

Les exemples étrangers de Londres, Milan ou Oslo sont-ils à copier in extenso ?

Dans l’ensemble, ces expériences sont positives mais il faut trouver un moyen pour que n’y échappent pas ceux qui sont déjà privilégiés. Il y a d’autres formes de péages urbains, plus complexes, par exemple les péages électroniques qui conduisent à équiper les véhicules d’un petit compteur relié à différents points situés dans la ville qui émettent des impulsions.

Le coût à chaque impulsion peut varier en fonction de la situation précise dans la ville, plus cher par exemple dans le c?ur de la ville qu’en périphérie mais aussi selon l’heure, donc tarif moins cher en heure creuse qu’en heure de pointe. Cela peut donc être un mécanisme automatique où chaque automobiliste reçoit directement chez lui sa facture. Sous réserve des contraintes techniques, cela me paraît un dispositif qui répond mieux aux objectifs et à l’équité entre les citadins.

Les politiques sont-ils prêts à mettre en place rapidement ces péages urbains dans les grandes villes françaises ?

C’est le problème général non seulement pour le péage urbain mais sur bien d’autres questions. Est-ce que les politiques sont prêts à s’engager dans des voies qui, même s’ils les estiment nécessaires, leurs font craindre des réactions électorales parce qu’elles risquent d’être impopulaires ?

Plus globalement, en matière de mobilité et de transport collectif, quelles sont les pistes les plus intéressantes à explorer pour lutter contre les problèmes de pollution, de circulation encombrée, d’émission de gaz à effet de serre? ?

Personnellement, ça fait plus de 40 ans que je milite en faveur de ce qu’on a appelé « la priorité aux transports en commun » et je me vante de faire partie de ceux qui ont lancé cette expression à une époque où tous les soi-disant spécialistes, notamment nos chers amis des Ponts-et-Chaussées, ne parlaient qu’en termes du « tout automobile ». Je suis donc évidemment très favorable au développement des transports collectifs mais avec des moyens qui doivent être réfléchis.

La condition c’est que personnellement, bien qu’il me paraisse éminemment souhaitable que la circulation automobile soit réduite, je pense personnellement qu’il ne faut pas le faire sous une forme qui apparaisse comme une brimade. Je fais là allusion à certains aménagements qui ont eu lieu dans Paris récemment. Si, dans le principe, je suis tout à fait favorable à rendre de l’espace aux transports en commun, et à réduire celui de l’automobile, il me semble qu’il y a une limite d’acceptabilité.

Il faut que ces couloirs réservés aux autobus soient utilisés dans les faits par un nombre plus grand de gens que s’ils étaient dédiés à l’automobile. Or, ce n’est pas toujours le cas. On voit notamment des couloirs très larges qui ne sont parcourus par un autobus que toutes les 10 minutes. Si on fait le compte, cela représente moins de gens que si ces espaces étaient laissés en couloirs banals. Il faut faire attention aux réactions de rejet par une partie de l’opinion.

Par ailleurs, s’agissant des moyens pour y parvenir, il faut bien sûr améliorer les transports en commun.

Le transport collectif s’est fortement développé depuis 20 ans dans les communautés urbaines, et pourtant, les villes françaises connaissent plus que jamais des problèmes de circulation et de pollution ?

C’est vrai en partie. Depuis une vingtaine d’années, la plupart des villes se sont dotées de systèmes de transport en commun plus performants avec des résultats intéressants. Malgré ces efforts, pendant longtemps les transports collectifs ont continué à perdre du terrain et les automobiles à en gagner. Mais sans ces investissements, est-ce que la progression de l’automobile n’aurait pas été plus importante ? Très probablement, la réponse est oui. Je ne pense pas du tout que ces efforts aient été vains.

On constate depuis peu, mais c’est significatif, un recul de l’utilisation de l’automobile. Est-ce que c’est simplement circonstanciel, dû notamment au prix de l’essence ? Je pense que cette évolution peut être un mouvement assez durable. Il ne faut pas négliger les effets de mode. Pendant longtemps, l’automobile apparaissait comme un moyen privilégié de transport. Mais je pense qu’il est en train de se créer le sentiment que le fin des fins c’est d’utiliser le moins possible l’automobile au point de constituer une sorte de snobisme de la marche à pied et du transport en commun qui peut faire boule de neige. C’est l’espoir que j’ai.

Il y a un moyen tout à fait efficace pour appliquer la « priorité aux transports en commun » et de la mettre en place de manière drastique, c’est d’assurer la gratuité des transports collectifs. Cela peut paraître comme une vision totalement idéaliste, mais je ne le pense pas. Les expériences limitées dans le temps et dans l’espace dans quelques villes comme Compiègne par exemple, ou dans le temps comme certaines grandes villes italiennes et nord-américaines, ont donné des résultats tout à fait intéressants.

On peut objecter que cela coûterait très cher à la collectivité. Certes, mais elle paye déjà une grande partie du coût des transports en commun, et notamment du coût de fonctionnement, quelque 60% en Ile-de-France, environ 50% pour les autres villes françaises. Par conséquent, cela ne ferait qu’étendre cette proportion et cela reviendrait à faire payer par l’impôt un service qui profiterait à tous. Cela représenterait une incitation très forte à l’utilisation des transports en commun. Je suis persuadé que c’est tout à fait supportable sur le plan économique par la collectivité, les coûts supplémentaires pour celle-ci étant plus que compensés par l’économie pour les usagers.
Vous évoquez dans votre dernier livre la notion de « ville compacte », est-ce une évolution souhaitable à généraliser ?

Je ne suis pas le premier à l’évoquer. D’abord il y a un certain nombre de villes étrangères qui ont travaillé sur ce concept de « ville compacte ». Même si elles ne l’ont mis en ?uvre qu’assez partiellement, je pense à Londres, à Amsterdam, qui après une période d’expansion, ont cherché à concentrer le centre ville, en regroupant dans des espaces insuffisamment utilisés, la population et les activités.

En France, face aux problèmes énergétiques, de pollution et plus encore des gaz à effet de serre, il est clair qu’on ne pourra pas résoudre cette équation difficile qu’en réduisant fortement la mobilité, tant urbaine, qu’inter-urbaine. S’agissant de la mobilité inter-urbaine, une bonne partie des déplacements n’est pas indispensable. En ce qui concerne la mobilité urbaine, il faut agir sur la forme et la structure des villes, pour que la grande majorité de la population soit desservie de façon suffisamment commode par les transports en commun.

Tout ça suppose une densité de population plus élevée, avec une très bonne desserte des transports collectifs. Un de mes anciens étudiants, Vincent Fouchier, qui est maintenant très connu, a très bien montré que densité et hauteur des bâtiments n’étaient pas nécessairement liées. Il peut y avoir des formes d’habitat individuel à densité assez élevée et inversement des formes d’habitat en hauteur qui ne conduisent pas à des habitats très denses : c’est le cas de nombreux ensembles. En adoptant des formes de maisons limitrophes, alignées le long des rues, avec un jardin privatif à l’arrière des habitations, de dimension réduite mais suffisante, on peut atteindre des densités tout à fait significatives.

Y a t il de bons élèves français en matière de « ville compacte » ?

Il y a un exemple intéressant : le projet de schéma directeur de l’Ile-de-France, qui a un an, et qui recommande très clairementcette solution. Y a ?t-il des bons élèves ? Il n’y en a pas tant que cela, mais là aussi il peut y avoir valeur d’exemple et un mouvement d’opinion favorable.

Est-ce que le fameux Grenelle prend ces enjeux en compte ?

Dans l’ensemble, oui. Actuellement, on constate par exemple que, du fait de l’élévation du prix de l’essence, un certain de gens se rendent compte de ce qu’on savait déjà, à savoir qu’habiter en périphérie urbaine représente une économie en matière de coût de logement, mais souvent compensée par des coûts de transport plus élevés. Par conséquent, pour beaucoup de ménages, c’est une fausse économie d’aller habiter une maison en périphérie d’un village à 20 ou 30 km d’une grande ville.

Pourquoi font-ils cette fausse économie ? Très souvent parce que les mécanismes de financement du logement sont tels qu’ils n’ont pas le choix. La « France de propriétaires » souhaitée par le Président de la République favorise cette tendance. J’aime bien rappeler que Jean Jaurès protestait déjà il y a plus d’un siècle contre les tentatives de « déprolétarisation » par l’habitat. Ce n’est donc pas du tout innocent.

Il faudrait revoir très sérieusement les mécanismes de financement du logement pour favoriser les formes d’urbanisme plus denses. Il faudrait aussi une rationalisation de la part des collectivités locales dans l’élaboration de leur politique urbaine. S’il y avait moins de terrains offerts à la construction, on serait bien obligé de construire de manière plus dense. Dans ce domaine, il y a eu des politiques « pousse au crime ».

Il y a donc nécessité de travailler à une réflexion sur la structure des transports en commun qui doit aller de pair avec celle sur la structure de la ville. Les deux doivent être cohérents entre eux, sinon cela ne marchera pas. Les transports en commun sont beaucoup trop déficitaires, ont des fréquences trop faibles et ne sont pas suffisamment fréquentés.

Est-ce que les élus ont conscience de ces enjeux ?

Je suis persuadé qu’ils en ont conscience, même de façon vague. En revanche, ils ne s’orientent pas vers les mesures qui permettraient d’apporter des réponses concrètes et significatives. La raison est simple, c’est que leur vision est à court terme : celui de la prochaine élection. Ils ont peur de prendre des mesures impopulaires ou mal comprises par leur électorat.

La question de l’urbanisme tient-elle une place suffisante dans les débats actuels autour de l’environnement ? On évoque assez peu dans les médias les enjeux directement liés à l’urbanisme?

Oui. Vous soulevez là une question intéressante. J’ai toujours constaté que les urbanistes, sans doute par leur faute d’ailleurs, ont très peu accès aux médias, et plus généralement à l’opinion. Le plus souvent, c’est un architecte qui est consulté quand on veut évoquer une question liée à l’urbanisme. C’est une confusion grossière.

De la même façon, quand un élu veut montrer qu’il s’intéresse à l’urbanisme et qu’il lance un grand projet, il fait appel à une architecte de renom. C’est de la faute des urbanistes, car nous n’avons pas de grands noms auxquels on ferait appel. Les urbanises sont inaudibles. Ils ont été audibles dans les années 1960 et au début des années 1970, lorsque les pouvoirs publics portaient de grands projets d’urbanisme. Ce n’est plus le cas.

Il a fallu une génération et demi pour qu’on passe d’une mentalité du « tout auto » à une réelle politique de « priorité aux transports en commun ». Aucune campagne n’est perdue d’avance. Il faut beaucoup de temps, mais il faut amorcer le processus dès maintenant.

La lutte contre les émissions de gaz à effet de serre est une priorité. Elle va nous obliger à revoir en profondeur un certain nombre de nos comportements. Qu’on le veuille ou non, il faudra revoir fortement notre mobilité, la forme de nos villes, et les formes de développement autour des villes, voire en milieu rural. Si cela ne se fait pas, nous allons vers une catastrophe. Avec cette difficulté, c’est que la lutte contre l’effet de serre n’est pas seulement un problème local, national, mais mondial.

Pierre Merlin vient de publier « Energie et environnement » aux éditions de la Documentation française.

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