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« Nous axons notre action sur la responsabilité des sociétés mères »

Yann Queinnec SherpaYann Queinnec, juriste, directeur de Sherpa, une association de juristes à but non lucratif basée à Paris et créée en 2001 à l’initiative de William Bourdon, ancien secrétaire général de la Fédération Internationale des Droits de l’Homme et Avocat au Barreau de Paris. C’est Sherpa qui est à l’origine de la plainte déposée dans l’affaire dite des « biens mal acquis » de plusieurs chefs d’Etat africains dans laquelle Transparence internationale France s’est constituée partie civile.

Quelle est la vocation de Sherpa ?

C’est une association de protection et de défense des victimes de crimes économiques. Nous entendons par crimes économiques toute violation de l’environnement et des droits humains perpétrée par des acteurs économiques qu’ils soient publics ou privés. Nous utilisons le droit pour protéger et défendre les victimes qui nous saisissent. Mais Sherpa effectue aussi un travail de recherche & développement d’outils juridiques pour rendre concrète la notion de Responsabilité Sociétale des Entreprises (RSE). Ce volet de notre activité se traduit par du lobbying et du plaidoyer afin de modifier les normes applicables pour les entreprises, ou encore par des opérations de sensibilisation et de formation du monde universitaire, des ONG et des entreprises aussi.

Notre c?ur de métier reste le droit, nous travaillons avec des outils juridiques. Sherpa a pris par exemple une part très active dans les négociations du Grenelle de l’environnement. Personnellement, je représentais l’Alliance pour la planète pendant toutes les négociations du Grenelle jusque dans les groupes de travail et les auditions parlementaires.

Concrètement, quels sont les combats juridiques de Sherpa ?

Nous plaidons en faveur de l’obligation de reporting, c’est à dire l’application contraignante de la loi NRE, consistant pour les entreprises à publier annuellement un bilan sur leur impact social et environnemental. Sur ce sujet, nous avons plaidé pour que ce régime soit rendu contraignant, afin que les rapports dits « développement durable » permettre de comparer les performances d’une entreprise à une autre, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Nous considérons que cette obligation d’information est un outil de prévention puissant, les entreprises ayant intérêt à tout mettre en oeuvre pour réduire leurs impacts négatifs pour éviter d’avoir à les rendre publics.

Un autre point extrêmement important sur lequel nous axons notre action est celui de la responsabilité des sociétés mères par rapport aux filiales. Nicolas Sarkozy avait déclaré, pendant son discours du 25 octobre 2007 présentant les conclusions du Grenelle de l’environnement, « Il n’est pas admissible qu’une maison mère ne soit pas tenue pour responsable des atteintes portées à l’environnement par ses filiales». Or cet engagement ne sera pas respecté en l’état actuel du texte de la loi Grenelle 2. Le texte en l’état ne nous garantit en rien qu’un nouveau cas MétalEurope puisse être évité.

Votre cible est-elle uniquement occidentale ? Jusqu’où s’étend votre champ d’action ?

Nous sommes implantés sur le territoire français et nos actions judiciaires s’y trouvent concentrées. Mais via les réseaux internationaux dans lesquels nous évoluons, l’impact de nos travaux est beaucoup plus vaste. S’agissant de Bruxelles, nous sommes en discussion approfondie avec la Commission européenne sur ces sujets. C’est vrai que pour l’instant, nous axons plutôt notre action sur des sociétés occidentales mais nous entretenons des liens étroits avec la communauté juridique dans de nombreux pays, notamment l’Afrique du Sud, l’Inde et plusieurs pays d’Amérique latine afin notamment d’échanger sur les outils juridiques efficaces..

Je suis par ailleurs personnellement impliqué dans un gros projet, le Forum China Europa, qui réunit une centaine d’experts ou de représentants de la société civile du côté chinois, et l’équivalent du côté européen. L’atelier dont j’ai la charge porte sur la régulation des entreprises transnationales et mon interlocuteur chinois direct est le doyen de l’université de droit de Nankai (Tianjin, Chine). L’idée est de mettre chinois et européens autour de la table, d’échanger sur les convergences et divergences de conceptions de la RSE entre la Chine et l’Europe et à terme mettre en place des dispositions communes applicables aux entreprises chinoises et européennes. On tente également par ce biais de se connecter avec des acteurs chinois qui pourraient nous transmettre des informations et nus permettre d’envisager des dossiers contentieux communs.

Existe-t-il au niveau international des structures pouvant vous soutenir dans vos actions ?

Il existe des structures, notamment au sein de l’ONU, et qui ont le même c?ur de cible que nous. Il existe un professeur de Harvard, John Ruggie, désigné par l’ONU il y a trois ans comme représentant du secrétaire général sur le thème des entreprises et des droits de l’homme. Son boulot depuis trois ans est de faire le tour de la planète et de recueillir ce qui se fait ou ce qui ne se fait pas, au sujet de la responsabilité sociétale des entreprises transnationales.

Mais s’agissant de l’aspect défense ou protection des victimes, nous sommes les seuls en France à exercer cette mission, en intégrant ce dimension transnationale des affaires (liens société mère et filiales étrangères). En Europe, nous sommes très peu nombreux à le faire. L’avantage c’est que nous nous connaissons et nous rencontrons régulièrement, notamment à Berlin. En fait, nous sommes petits, mais compte tenu de l’expertise que nous avons développé ces dernières années, nous sommes considérés comme un petit acteur d’avant-garde dans ce domaine, ce qui nous amène à être invité un peu partout dans les conférences internationales et les universités.

Sherpa a-t-elle déjà quelques victoires à son tableau de chasse ?

Oui avec par exemple notre dépôt de plainte en 2002 contre Total pour travaux forcés en Birmanie. Le juge d’instruction a ouvert une information judiciaire et auditionné des témoins qui avaient été exfiltrés du pays pour raison de sécurité. Il comptait également convoquer le patron de Total Birmanie et Total France.

Le simple fait que le juge d’instruction ait ouvert une information fut une victoire en soi puisqu’il s’agissait d’une première en France voire en Europe. Même si le dossier s’est terminé par une transaction conclue en 2005, cette ouverture d’enquête visant une société mère pour des faits reprochés à l’une de ses filiales étrangères lointaine a constitué un fait d’arme juridique régulièrement cité par la littérature spécialisée.

Il faut savoir que selon les études, sur les 50 dernières années, il n’y a eu qu’environ 70 procédure judiciaires transfrontalières de cette nature, c’est-à-dire visant des entreprises et comportant un élément d’extraterritorialité. Cela donne une idée du travail qui reste à faire pour faire émerger une jurisprudence internationale nécessaire pour garantir la sécurité juridique des victimes et des entreprises.

Un autre dossier récent qui constitue une avancée considérable est l’accord conclu en juin 2009 avec Areva et Médecins du Monde après deux années de négociation. C’est un accord sans précédent portant sur la création d’observatoires de la santé autour des sites miniers exploités par AREVA et d’un Groupe Pluraliste d’Observation de la Santé. Ce dispositif a pour objet l’étude, en France comme à l’étranger, de la santé des travailleurs dans les mines d’uranium d’AREVA et de l’impact potentiel des activités minières sur la santé des populations voisines. Si des cas de maladies imputables à cette activité professionnelle étaient mis en évidence, les soins correspondants seraient pris en charge par AREVA à l’identique de la couverture médicale française.

Cet accord oblige par ailleurs AREVA à établir un point sanitaire initial sur tous ses nouveaux sites d’extraction. C’est aussi une première qui doit permettre d’établir un véritable étalon de mesure à l’avenir des impacts de l’extraction uranifère sur la santé et l’environnement. Nous en sommes au début de ce processus qui peut constituer un modèle duplicable à d’autres secteurs industriels. Sherpa va le suivre de très près pour s’assurer qu’il est respecté.

Quelles sont les relations que vous entretenez avec des ONG comme Greenpeace ?

Elles sont de plus en plus fructueuses et ont progressivement changé de nature. Avant, William Bourdon (Président fondateur de Sherpa) avait personnellement des relations avec les grosses ONG. Mais maintenant, c’est Sherpa, en tant qu’organisation, qui a des liens réguliers avec le WWF, Greenpeace, les Amis de la Terre, le CCFD, Oxfam ou d’autres.

Dans le cadre du Grenelle de l’environnement,on nous a plutôt accueilli fraîchement au début au motif que notre métier était du juridique pur. Mais à mesure que le processus du Grenelle avançait, l’Alliance pour la planète a fini par admettre que la RSE, sujet porté par Sherpa, était un axe stratégique dans le cadre de ce Grenelle. Je peux affirmer que ces trois dernières années, Sherpa a largement contribué à faire monter la RSE au rang des priorités de campagnes de nombreuses grandes ONG.

Comment assurez-votre indépendance en terme de financement ?

Nous sommes actuellement dans une situation très difficile. Nous avons créé six emplois en l’espace de deux ans et malheureusement nous avons du licencier économiquement quasiment tout le monde en juillet. Crise oblige, des discussions très avancées avec d’importants mécènes qui auraient dû nous permettre de pérenniser l’excellente équipe et accompagner notre développement, ont avorté. Nous pouvons heureusement continuer de compter sur le soutien de plusieurs organisations : France libertés, la Fondation pour le progrès de l’Homme, l’Open Society Institute (USA), le Sigrid Rausing Trust (RU). Mais autant le dire, l’action de Sherpa pouvant se traduire par des procédures judiciaires, cette particularité de notre activité rend notre financement délicat. C’est peut-être là le prix de notre indépendance.

Et l’argent public ?

Une première convention signée en 2009 avec l’Organisation Internationale de la Francophonie pour l’élaboration d’outils pédagogiques sur la RSE s’est révélée un succès. Nous espérons que ce n’est qu’un début. Je sais que le ministère du Développement durable apprécie notre action, mais nous n’en sommes pas encore au stade du financement. Quand aux fonds européens, nous ne disposons pas du temps plein nécessaire pour monter et suivre les demandes de financements ! Nous en avons obtenu indirectement via des ongs qui nous ont confié la réalisation d’études. Celles qui nous amènent d’ailleurs à discuter aujourd’hui avec la Commission européenne sur la régulation des entreprises de l’UE.

Je tiens à préciser que nous allons dans les prochaines semaines lancer une campagne de soutien à notre action. Nous pensons en effet que le grand public, en cette période de crise de l’autorégulation des acteurs économiques, peut trouver en l’association Sherpa une action intéressante à soutenir.

> Pour en savoir + : Sherpa

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