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Lutter contre la non-responsabilisation individuelle des ingénieurs-conseils

bernard_saunier_saunier_associes.JPGPar Bernard Saunier, président-fondateur de Saunier & associés, entreprise d’ingénieurs-conseils qui vient de rejoindre le groupe canadien BPR. Il tire la sonnette d’alarme sur les difficultés de la profession à trouver une assurance professionnelle à un prix raisonnable.

Un architecte conçoit l’ouvrage et fait appel à des ingénieurs-conseils pour les questions de fluide ou de structure, par exemple. L’ingénieur-conseil étudie, conçoit, dresse des prescriptions pour aménager, construire, équiper écoles, hôpitaux, installations, logements, ponts, routes… Il supervise de facto les travaux de chantier en lien avec les métiers de la construction, de l’eau et de l’environnement, de l’aménagement du territoire et de l’énergie. C’est un métier de réflexion, de conception et de choix d’entreprises de réalisation.

Les assureurs considèrent la profession comme présentant un risque élevé au même titre que celle des médecins spécialistes. Trop peu d’assureurs envisagent aujourd’hui d’assureur la profession. Les primes d’assurance sont prélevées sur la valeur des honoraires. Le taux des honoraires auxquels les appels d’offres sont remportés a considérablement diminué. Les ingénieurs-conseils sont moitié moins rémunérés qu’il y a seulement dix ans.

Taux d’honoraires en chute

A l’époque, les taux d’honoraires oscillaient entre 8 et 12%. Aujourd’hui, les mêmes confrères prennent les mêmes missions avec des taux d’honoraires qui peuvent souvent descendre à 2 ou 3%. Personne ne comprend comment il est possible d’assurer de manière professionnelle les études de conception et la supervision d’un chantier avec ce type de rémunération. Les maîtres d’ouvrages publics, souvent peu informés des spécificités de notre métier, continuent à sélectionner le moins cher, et gèrent ensuite les malfaçons en appelant les assurances.

Il y a certes la loi Mop (Maîtrise ouvrages publics) datant de 1993 qui légifère sur les missions de l’ingénieur-conseil, mais elle n’encadre pas la rémunération, laissant ainsi toute latitude aux comportements peu éthiques. Les assureurs face aux risques – qui sont tout aussi importants que ceux d’il y a dix ans – ne cessent d’augmenter les taux des primes pour couvrir correctement les risques. Certains confrères paient plus de 10% de leurs honoraires en prime d’assurance responsabilité.

Du côté des assurés potentiels, l’inflation étant supérieur aux revenus qui diminuent – résultat de cette concurrence désorganisée et sauvage – on assiste à une véritable paupérisation de cette profession. Et, par voie de conséquence, les jeunes ingénieurs et surtout les meilleurs d’entre-eux ne se tournent plus vers ces métiers. Il en va de l’avenir de la profession, car elle ne produira plus les experts internationaux français tant appréciés à l’étranger et ouvreurs de portes à nos industriels.

Baisse de la qualité, pénurité d’experts, développement de pratiques concurrentielles illicites… Toutes les parties sont perdantes. L’industrie ne verra pas son chiffre d’affaires augmenter, le client sera mal conseillé dont l’entreprise moins rémunérée, et l’assureur percevra un taux de prime bien inférieur au risque qu’il prend.

Des solutions

Les assureurs pourraient tout d’abord s’inspirer de l’étranger et procéder par étapes. Premièrement, établir un observatoire des marchés d’ingénieurs-conseils. Ce pourrait être une microstructure qui serait financée par les assureurs et la profession des ingénieurs-conseils. Cet observatoire permettrait de suivre les appels d’offres publics de maîtrise d’oeuvre, de connaître le montant des honoraires, celui des travaux, et de mettre ces chiffres en miroir des taux d’assurances payés par les lauréats.

Dans les faits, les assureurs ne connaissent lors de la souscription des contrats que le montant des honoraires sans toujours en connaitre le taux par rapport au montant des travaux. C’est souvent seulement quand il y a sinistre qu’ils peuvent avoir une idée du montant de ces derniers. En somme, cet observatoire permettrait de connaitre les types de travaux, leur montant, celui des honoraires et de mieux cerner le rôle du taux de rémunération de la maîtrise d’oeuvre sur le risque pris par l’assureur. Nous sommes convaincus que cette approche ouvrirait des pistes de réflexion aux assureurs qui ne manqueraient pas de modifier leur mode de calcul des primes et/ou d’émettre dans leurs contrats quelques clauses de sauvegarde qui assureraient un assainissement des pratiques de la profession.

Les compagnies d’assurances pourraient être amenées à adresser à leurs assurés des cotisations de responsabilité civile professionnelle et responsabilité décennale adossée sur les montants des travaux et non plus sur les honoraires. Il faudrait par ailleurs pénaliser les « mauvais élèves », c’est-à-dire les ingénieurs-conseils qui prennent des affaires à perte.

Comme les anglo-saxons

Il faut lutter contre la non-responsabilisation individuelle des ingénieurs-conseils. Aujourd’hui, si l’ouvrage est défectueux, l’ingénieur intuitu personae exerçant au sein d’une société d’ingénieurs-conseils n’est pas responsable, c’est la société d’ingénieurs-conseils qui l’est. Pour que la responsabilité individuelle soit engagée, il faut que la justice s’en mêle, c’est-à-dire qu’il faut des morts et des blessés… C’est inadmissible. En clair, s’il y a des malfaçons, l’ingénieur individuel doit aussi avoir une responsabilité, comme c’est le cas chez les anglo-saxons, ce qui explique l’accès au degré « d’ingénieur professionnel » d’une petite partie seulement d’entre eux (les meilleurs), les seuls autorisés à signer les plans et les projets.

Enfin, si la loi française protège le titre d’ingénieur, elle ne limite pas l’accès au titre d’ingénieur-conseil. En théorie, n’importe qui peut aujourd’hui se parer du titre d’ingénieur-conseil sans avoir à démontrer ses compétences. La profession des ingénieurs-conseils ne dispose d’aucune « barri-re d’excellence » pour y accéder. Celle-ci pourrait soit passer par un système d’agrément d’Etat, soit pas une organisation en ordre exercer en tant qu’ingénieur-conseil. En contre-partie, ceux-ci seraient ipso facto responsabilisées à titre individuel et porteraient sur leurs épaules la signature des plans et des projets. Les meilleurs retrouveraient alors une raison d’espérer à nouveau dans ce métier qui les désespère aujourd’hui et qui pourrait enfin se régénérer avec des profils de première qualité.

Positionnés en aval, les assureurs ont un rôle crucial à jouer pour faire changer les mentalités. En s’intéressant davantage aux grands équilibres – primes, montant des honoraires et montant des risques travaux assurés – ils peuvent contribuer à des évolutions importantes de cette profession d’intérêt général.

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